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Le bondage ou comment créer d’autres liens dans le sexe
De façon ludique, érotique ou plus hard, s’attacher avec une lanière de nylon ou des menottes crée assurément du lien dans le sexe. Des pratiquants du bondage nous racontent les plaisirs, pas seulement sexuels, qu’ils en tirent. Avant de parler bondage, il faut souligner que la pratique apporte des plaisirs physiques et psychiques sans nécessairement un passage à l’acte sexuel. Il offre aussi des lieux de rencontre ou de visibilité aux personnes LGBT qui peuvent explorer leur corps, leur genre et leurs limites. En tirant sur la corde, on trouve plusieurs définitions du bondage. Du plus soft au plus hard, c’est avant tout un art sensuel, surtout quand il s’agit de shibari. La pratique japonaise, voisine technique et codée du bondage, est décrite comme sophistiquée. Elle consiste en des cordes entrelacées dans des nœuds qui attachent le corps du ou de la partenaire, qu’on peut ainsi tenir en suspension. Le bondage tout court, ou bondage américain, plus proche des milieux fétichistes, permet de s’attacher avec tout, ou presque : cuir, latex, scotch, menottes… Le terme reprend sa place dans le BDSM (bondage, discipline, domination, soumission) s’il s’accompagne de pratiques sadomasochistes. C’est, pour résumer, le principe d’attacher une autre personne avec des cordes, qui correspond aussi bien à l’art esthétique du shibari qu’à la performance physique du BDSM. Bonder chez soi ou en backroom Alain, 57 ans, qui dans sa vie de bondeur fréquente régulièrement trois “soumis”, en donne une définition précise, qu’il dicte doctement : “Un art d’attacher, de ligoter, contraindre ou priver de ses mouvements son partenaire à l’aide de cordes, mais aussi de liens divers et variés.” Adrien Czuser, doctorant en anthropologie à l’université Côte d’Azur, a étudié une communauté BDSM du Grand-Est français dans laquelle on trouve une majorité de personnes LGBT. Il explique que “dans les représentations locales, le bondage est plus lié à la sexualité génitale que le shibari.” Illustrant cette différence par le fait que “les cordes utilisées dans le bondage américain sont plus souvent des cordes en coton, facilement lavables où on peut nettoyer les fluides corporels.” Les pratiquants se rencontrent de bien des manières. Les réseaux sociaux et applications de rencontre, comme partout, tissent des liens. “J’utilise des sites de rencontre, Recon essentiellement”, explique Alain, pour amener ses invités dans sa “salle de jeu” toute équipée à Clermont-Ferrand. Ces applications ont évidemment facilité ses rencontres : “Quand j’ai commencé à 22 ans, le moyen de rencontre c’était Gay Pied Hebdo. Après il y a eu le minitel, où j’ai dépensé des salaires entiers”. Les encordages peuvent aussi se faire dans des lieux dédiés - quand ils sont ouverts. Parmi lesquels, à Paris, la Mine qui est aujourd’hui définitivement fermée, le Dépôt ou encore le Keller. Robin, 25 ans, se remémore : “Avant le Covid il y avait des soirées, des lieux gays BDSM dans le Marais et une vie associative fétiche.” Le bondage gay plus assumé. Le bondage stricto sensu, proche du milieu fétichiste, a apporté “une forme de visibilité plus importante à travers les marches, les gay pride”, souligne Alain, fervent pratiquant depuis plus de trente ans. Une spécificité de la pratique chez les personnes LGBT, c’est d'être plus assumée : “Il n’y a pas la même portée publique chez les hétéros, où l'on reste chez soi . Ce qui n’est pas vrai chez les gays : il y a des événements publics, plus d'associations, de lieux dédiés… Par exemple le Paris Fetish Event. Surtout à Berlin, où on peut voir des hommes attachés dans la rue.” La pratique se démocratise, selon Alain, qui en veut pour preuve le nombre de boutiques dédiées au BDSM : Rex, IEM ou encore Mister B. Des pratiquants très queer fédèrent, comme Misungui, performeuse dominatrice et pratiquante reconnue du shibari. Dans des lieux queer comme la Corderie à Marseille, le bondage - ou plus spécifiquement le shibari dans ce cas - est un espace d’exploration des genres, des corps et du consentement. Jess 39 ans, y trouve un espace d’acceptation et de tolérance : “Quand on commence une session de cours on dit chacun les pronoms qu’on veut utiliser”. Elle décrit qu’à la Corderie, “il y a beaucoup de personnes LGBT, beaucoup de personnes non-binaires”, sinon “des hétéros assez fluides”. Adrien Czuser constate en effet “un gros boom en France clair et net des clubs de shibari qui s’ouvrent à droite à gauche”, ajoutant que “le terme de shibari s’est imposé de plus en plus” pour qualifier le bondage de manière générale. "C’est beaucoup d'entraînement et de travail" L’expérience peut s’accompagner de toute une panoplie, composée de “menottes en cuir ou en acier, camisole de force, carcan, ruban, ceinture, chaîne en métal, pince à linge, baguette, fouets, bougies, bandeaux, boules, pierres accrochées pour ajouter du poids”, énumère Alain. “Il n’y a pas de règle, pas de modèle de construction d’une séance, ça dépend du partenaire en face de vous”, précise-t-il, soulignant que “les bras en croix sur un lit, ce n’est pas du bondage mais de la baise sauvage”. "Il n’y a pas que le fait d’attacher. Il y a une technique. Il faut prendre des cours, s’exercer, c’est beaucoup d'entraînement et de travail”, confirme Jess. Dans sa version la plus hard, le bondage devient ou redevient un élément du jeu SM, comme avec Robin qui s’amuse à subir ou faire subir aux hommes qu’il rencontre des “jeux uros, électro, CBT (torture au niveau des testicules), tétons” et assume “subir les tortures”. Du sexe mais pas seulement. Le bondage est-il une pratique sexuelle ? “Ce qui m’intéresse, c’est qu’il prenne son pied physiquement et pas sexuellement”, précise Kevin, 34 ans, à propos de ses partenaires masculins. “Ce n’est pas nécessairement sexuel. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’influx sexuel, précise Alain. Je trouve des partenaires uniquement intéressés par le fait d'être attachés car cela procure des sensations d’une extrême sensualité, de l’ordre de la pulsion sexuelle.” Parfois, selon lui, “ça met l’autre dans une forme d’attente purement sexuelle. Ensuite, vous répondez ou pas. Vous n’êtes pas obligés de lui donner ce dont il a envie…” Pour faire comprendre son point de vue sur la question, Florian, pratiquant du shibari, le compare au tango : “Tu peux faire un truc de couple mais tu peux aussi en faire avec ta mère. C’est rarement sexuel pour moi.” Kevin considère de son côté que “la pratique sexuelle est une exception dans le bondage. Quand je me fais attacher, il n’y a jamais d’acte sexuel.” A chacun de décider ce qu’on en fait une fois à la maison. “Je ne l’utilise pas dans la vie privée, parce que ma femme n’aime pas ça, mais comme sport”, rit Jess. "Ça permet d’avoir une activité vécue comme sexuelle sans mobiliser les organes génitaux” Dans ce cas, au fond, qu’est-ce qu’on cherche ? Un entre-deux permanent, où le rapport à l’autre et aux corps se dénouent, des stimulations physiques qui ne se concentrent plus sur les parties génitales. Adrien Czuser rapporte à ce sujet que “ces dernières années ou décennies, on observe une dissociation dans le shibari entre l’activité sexuelle et la sexualité génitale.” Il observe d’ailleurs que le shibari est “un peu plus souvent utilisé par des personnes trans ou genderqueer, puisque ça permet d’avoir une activité vécue comme sexuelle sans mobiliser les organes génitaux.” Une forme de sexualité qui devient dès lors moins oppressante, pour celles et ceux qui en ressentent le besoin. Dans ce cas, de quelles sensations physiques parle-t-on ? "Quand on est dans les cordes, ça procure des sensations très fortes à cause de la pression, de la douleur”, décrit Kevin, ajoutant qu’on peut “utiliser beaucoup de jeux sensoriels”, aussi bien la “douleur que des chatouilles, des effleurements.” Pour Jess c’est simple : “La recherche c’est le plaisir, les endorphines, perdre le contrôle, lâcher prise.” Ce terme de lâcher-prise revient souvent dans la bouche des intéressés. Quand elle est attachée, Cyan peut “juste s’abandonner, travailler autour des sensations, des émotions, être en lien avec soi-même". Que de noeuds. Le but est de se dépatouiller dans la “gestion de corde et de flux de corde : garder la tension et toujours réfléchir à ce qu’on peut faire pour donner du plaisir à la personne”, développe Jess. Chacun évidemment a ses préférences. Pour elle, c’est le nœud TK, un harnais de buste, sinon le nœud Futomomo. Alain mentionne le Hog Tie, dans lequel on relie les pieds aux mains, la personne se trouvant à plat ventre ou à genoux. "Ça immobilise complètement la personne. Puis on se sert de sa bouche ou on ne s'en sert pas. Je trouve que c’est la forme la plus aboutie, la plus sensuelle du bondage.” L’aspect esthétique des cordages est constitutif de tout bondage optimal. Kevin relève : “Dans mon téléphone, il y a plus de photos de fétiche que de réel. Moi ce que je cherche quand je le fais, c’est quelque chose de joli, mettre en valeur ce que je suis en train de faire, tout en mettant en confiance la personne.” "Le shibari peut être résumé à une forme d’interview, sauf que tu poses les questions à travers les cordes et des contraintes". A l’autre bout de la corde, justement, quels plaisirs ressent-on quand on attache l’autre ? “Je me sens protecteur, le mot le plus important pour moi”, confie Alain vis-à-vis de ses “soumis”. “Il y a un transfert qui se fait : c’est l'échange de pouvoir. Le dominé transfère au dominant le pouvoir d’avoir la maîtrise sur lui.” Selon son expérience, le choix du rôle “est le complément de ce que vous êtes dans votre vie : si vous êtes un mâle dominant, vous aurez envie de vous soumettre, parce que vous avez envie qu’on prenne soin de vous.” Plus pacifiquement, Florian considère que “la corde est un médium entre toi et l’autre, le shibari une performance de la relation à l’autre.” Un plaisir qui dépend aussi du câblage neuronal : “Le shibari peut être résumé à une forme d’interview, sauf que tu poses les questions à travers les cordes et des contraintes. Ça peut se résumer à la question : est-ce que ça te plaît ? Donc si tu ne fais que poser des questions sans écouter les réponses, c’est un monologue.” Là où les rapports de domination et de soumission sont souvent explicites, la pratique du bondage incite ses pratiquants à se positionner sur le rôle qu’ils souhaitent prendre. Dans ses premiers moments de pratique, Cyan, qui est agenre, avait observé des “rapports hétéronormés trop classiques : des mecs qui attachaient des femmes toutes petites et très minces, alors que moi j’étais plutôt forte. Je me sens pas non plus femme spécialement. Ça m'a permis de questionner mon genre. Et pourtant, j’y allais avec mon compagnon qui est masculin. Petit à petit, avec les nouveaux gens arrivés dans cette école, ça a évolué.” Anatomie et précautions. Des plaisirs physiques, esthétiques, psychiques, sans forcément de plaisir sexuel tout en restant dans un rapport forcément charnel qui frise le sensuel, voire l’érotique. C’est là l'ambiguïté du bondage : un entre-deux corps. Ce prudent éloignement de la sexualité invite même à explorer des rapports avec des personnes par lesquelles on n’est pas nécessairement attiré. Alain se souvient : “Un jour une femme ma dit ‘je veux que tu m’attaches’. Ça s'est vachement bien passé. Même si au début, j’étais empoté : je ne savais pas quoi faire des seins.” Jess abonde : “Je peux être sensuelle avec un homme alors que ce n'est pas forcément mon attirance.” Hors de question pour Robin, en revanche : “Je ne touche pas une nana, moi, non non.” “On ne laisse jamais son soumis seul attaché, on ne dépasse pas le temps qu’on a décidé" Quelle que soit leur orientation, les pratiquants assidus du bondage deviennent de fins connaisseurs de l’anatomie, à laquelle il faut être plus qu’attentif afin de donner du plaisir sans blesser. Comme zone risquée, Jess mentionne “le nerf radial au niveau des poignets : si vous faites une compression trop longtemps, on peut perdre la sensibilité de la main.” A un autre endroit, “au niveau de l’épaule là où on fait les vaccins, un nerf passe : si on le comprime trop, on peut perdre la mobilité du bras entier.” Des accidents continuent d’arriver dans le milieu du bondage. Pour éviter les drames, plusieurs règles élémentaires. “Toujours avoir un ciseau coupe-corde avec soi”, rappelle d'abord Jess. “On ne se drogue pas, on ne boit pas, il faut être en plein capacité”, ajoute Alain, et “ne pas trop serrer la corde autour du cou. On ne fait pas n’importe quoi avec les articulations, la jugulaire, la carotide.” En plus de quoi “on ne laisse jamais son soumis seul attaché, on ne dépasse pas le temps qu’on a décidé de faire ensemble" et bien sûr, on ne le fait qu’entre adultes consentants, en pleine possession des facultés intellectuelles physiques et mentales.” Sans oublier le fameux safe word, mot de sécurité qui permet d’arrêter le jeu instantanément. L'écoute de l'autre est primordiale et un apprentissage patient en présence de connaisseurs est plus que conseillé. Pédagogie du bondage. C'est là un point nodal du bondage : ses pratiquants le présentent comme un moment d’apprentissage du consentement et de la communication entre partenaires. “Une super école du consentement, résume Florian, sujet phare et capital dans le shibari”. Andrien Czuser relève “un truc courant dans le BDSM et le bondage : le fait de revenir sur la séance quand elle est terminée, dans une forme de débriefing.” Le chercheur invite toutefois à ne pas prendre pour acquis ces bonnes volontés et à rester vigilant, rappelant que la contractualisation avant la séance n’est “pas si explicite et pas si nette ou exhaustive que beaucoup de personnes voudraient le faire croire”. En clair, on ne fait pas une “liste de courses” mais “on va tracer le cadre tout en sachant que ce sont des limites connues ou supposées, sans compter celles qu’on découvre sur le moment. Il y a les soft limit et les hard limit.” “Même en tant que connaisseur du BDSM, on ne sait pas forcément quelles sont nos limites" Kevin a en tête un souvenir qui l’a marqué négativement : “J'ai demandé beaucoup trop de choses, je voulais être attaché avec de la corde, avoir par-dessus un sac de couchage, être bâillonné et suspendu à la verticale. Le gars m’a dit ‘je dois partir faire une course’. Au bout de trois minutes, j’ai fait un malaise de panique. Il est revenu 30 minutes après ! J’étais quasiment dans les vapes, trempé.” Adrien Czuser insiste : “Même en tant que connaisseur du BDSM, on ne sait pas forcément quelles sont nos limites, on les découvre sur le moment, parfois dans un état où on n'est pas sûr de pouvoir les exprimer.” Astuce à destination de ceux qui s’attachent à la pratique : être un bon bondeur, c’est déjà avoir été bondé. “Il est indispensable de savoir se faire attacher car ça permet d’apprendre le ressenti des cordes sur le corps ou le serrage. Ça permet de ne pas reproduire des conneries après”, développe Alain, qui retrace son parcours : “J’ai pratiqué en me faisant attacher en premier, pendant très longtemps. Pendant une période j’ai été formé chez un mec qui pratiquait ce genre de choses et au fur et à mesure du temps, j’ai pris le dessus.” Comme quoi dans le bondage, on n’est toujours pas pieds et poings liés.
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